Il y a quelques années, j’arrive chez un ami, et tout de suite je suis attiré par une grande photo qui domine son salon. Un effet fort et immédiat. Un arbre seul face à une construction belle et mystérieuse. Il y a là un cadre, une lumière, un regard, qui captent l’instant et l’infini et révèlent l’âme de ces deux « êtres », oui ces êtres. Ce qu’ils me disent, me chuchotent. Je demande quel œil a su saisir cette émotion. Je connaissais Khalil, je connaissais son travail par bribes, cette photo et cette émotion me confirment ma sensibilité à son travail. Il n’y a pas d’Hommes dans ses photos, ou rarement, mais il y a beaucoup d’humanité, ses traces, ses rêves, ses délires, ses atermoiements, ses égarements… Je me raconte toujours des histoires, et je ne suis surement pas le seul, face à ses photos. Je ne peux pas inventer des fictions, multiples et troublantes, en regardant ses plaines, ses arbres, ses voitures, ses totems… Et puis il y a un hors champs, une tension qui déborde du cadre. De quelle tristesse cette Renault 12 s’est égarée au milieu de ce champs de blé fauché… Par quel mystère cette Mercedes jaune s’est elle tapit entre ces herbes, à quel moment les phares ont été cassés… Cet arbre qui se meurt seul, triste et digne… Ce mobil-home, ces dunes qui se suivent, ce fil électrique qui quitte son poteau de bois vers le ciel, à l’infini… Sûrement le côté cinématographique de ses photos m’interpelle aussi ; je ne peux pas ne pas penser aux cinéastes photographes, Wenders ou Lynch. Mais je pense que c’est plus ce rapport aux choses qui me parlent. Depuis longtemps je tisse une relation particulière avec les choses. J’ai de l’affection pour quelques objets et lieux qui peut dépasser celle que propose quelques humains. J’aime les gens, mais je désespère de l’humanité. Les objets ont une vie, les lieux une âme, une histoire. Ils nous regardent, ils sentent, ils changent d’humeurs selon l’heure et les saisons, et Khalil sait filmer l’indicible battement de cœur des espaces, des voitures, des arbres et des nuages quand ils demandent au vent de s’arrêter au-dessus d’un paysage. Dans ce monde de l’instantané, du tout « tout de suite » et maintenant, voilà des photos où l’on sent le temps, celui de poser un regard et celui du temps à l’intérieur de la photo elle-même. On est loin de l’impression de vitesse et fausse modernité qui s’accroche aux apparences extérieures du moderne, les singes et les mimes sans jamais atteindre la vérité des choses et des êtres. Non. Ici la contemplation est un rempart contre la frénésie folle et insignifiante du monde d’aujourd’hui, c’est aussi vrai pour la photo que pour le cinéma d’ailleurs Dans chaque photo, on peut voir le temps passé et le temps à venir. Ces paysages, ces nuages, ces routes, ces fins de jours, ces bouts du monde et ce bout du monde, cette pluie ou ce qu’il en reste comme flaques et comme boue. D’où vient cette beauté au milieu de tant d’abandon, de solitude, de mystères ? Sûrement de là où ont surgit ces quelques mots, un monde magnifiquement désespérant, vers lequel nous porte le regard de Khalil.
Faouzi Bensaïdi