UN GESTE OCÉANIQUE
Y aurait-il une peinture océanique, de telle façon qu’on aurait l’impression, à chaque coup d’œil, que chaque tableau est le détail d’un autre en devenir ? Là où les couleurs, en se superposant, forment une composition en mouvement scandé ?
Marchons selon le rythme de cette question et de cette peinture comme si nous allions découvrir une plage solaire inconnue. Imaginons d’abord une toile mouillée (l’eau maritime, le ciel, le bleu dans ses métamorphoses viendront après), toile sur laquelle le peintre étale de la couleur qui se dilue ainsi, donnant au peintre un droit de regard sur son œuvre à venir.
L’invention commence par des touches. Imperceptiblement, cette improvisation semble danser à la recherche d’une forme dynamique sur une matière à la technique mixte : colle, peinture, poudre, acrylique. Le peintre se sert de ses doigts, il se sert de pinceaux, ficelles, cartons… qui sont autant de prolongements de la main qu’une exploration de l’imaginaire au cœur de la matière. Remarques les effets de lignes obtenues par flagellation sur la toile avec une ficelle trempée dans de
la couleur. Entre le peintre et la matière, il y a toujours le secret initiatique de l’invention.
On pourrait considérer toutes les couleurs d’un tableau comme une ombre portée sur la toile. Ombre qui bouge, tremble parfois ou se déchire pour laisser apparaître, par exemple, la forme d’une femme, elle aussi, océanique, précédée de signes, de touches et d’algues de désirs.
Ce corps n’est ni encadré, ni encerclé par le regard ; mais, comme tout corps, il suit le rythme de la matière. Pure répartition du clair et de l’obscur, il jaillit, ici, dans des postures d’amour. Pourtant, la peinture n’aime qu’elle-même et c’est bien ainsi. De toutes les façons, ce corps n’appartient pas à une peinture ornementale. Il est l’effet plastique du mouvement de couleurs, de leur irradiation.
À propos de sa peinture, et lors de nos entretiens, Kacimi me parle d’une écriture végétale. Mais telle quelle, cette végétation ne renvoie plus à l’arabesque florale. Imaginez plutôt une arabesque intégrée à la matière elle-même, sous elle, comme les motifs de ce tapis qu’on n’aura la chance de voir qu’en le touchant par un regard tout à fait imaginaire. C’est un rêve. Le tapis qu’on n’aura la chance de voir qu’en le touchant par un regard tout à fait imaginaire. C’est un rêve. Le tapis disparaît sous la toile. Et si nous voudrions remonter le temps, car tout tableau est une place de mémoire, nous arriverions à l’idée de palimpseste : chaque couleur est stratifiée, graduée par les traces de l’autre, des autres couleurs.
La couleur serait même « un arbre de la mémoire ». Kacimi travaille sur un fond noir et bleu pour tous ses tableaux, c’est-à-dire sur un beau contraste. De ce contraste est née cette série : 5 + 12. Procession ni magique ni répétitive, mais contemporaine à une nouvelle force picturale qui vient d’un ailleurs. Peinture qui donne à voir, avec une joie presque dionysienne, l’émergence de ce que vous voyez. Mais nous savons qu’on peut regarder sans voir, voir sans voir. Telle est d’ailleurs la chance paradoxale d’une exposition.
Texte extrait du Catalogue de l’exposition « 4 peintres arabes » Institut du Monde Arabe-Paris- Printemps 1988.