Modernités fugitives

Reda Boudina

27 Mai 2022 — 30 Juin 2022

Une rhétorique du béton

La proposition plastique de Reda Boudina s’approprie la rhétorique de l’architecture moderne en déployant, en filigrane, son contexte politique et les conditions économiques de son essor. Il y révèle à la fois le beau et l’incongru, ce qui fonctionne et ce qui dysfonctionne dans ces bâtiments perçus aujourd’hui par les avertis comme un héritage culturel, et célébrés par moult initiatives visant la reconsidération du patrimoine de la Modernité marocaine. On peut entre autres citer le projet de réhabilitation de la station thermale de Sidi Harazem entrepris par Aziza Chaouni, ou les activités de structures culturelles indépendantes comme Think Tanger (Tanger) ou L’Atelier de l’observatoire (Casablanca) qui questionnent l’espace urbain contemporain par des actions culturelles et sociétales. Si ces projets analysent l’espace urbain du Maroc à partir d’un prisme sociologique, Réda y explore, d’un point de vue purement esthétique, le vocabulaire même de la modernité. Sa démarche “philologique” est très efficace en dépit de son apparente simplicité. Si le Groupe de Casablanca s’est intéressé à l’iconographie vernaculaire du Maroc ancestral afin d’articuler une sémiotique culturelle nationale qui décolonise l’expression plastique, Réda s’intéresse au langage de la modernité de notre pays postcolonial dont le progrès économique est toujours en cours, et dont les contours de son influence sur le tissu social sont imperceptibles. Réda s’intéresse aux images que renvoient ces architectures utopiques, puissantes, intimidantes, avec le même enthousiasme qui a dû animer leurs créateurs mais tout en adaptant un regard minutieux afin de comprendre la genèse et l’évolution de ce type de constructions. Tel un Mondrian qui schématise les plans urbanistiques de la métropole new yorkaise, ou comme un Cherkaoui procédant par un recensement des motifs et des ornements des arts traditionnels amazighs, le jeune plasticien fait soigneusement le récolement précis, presque scientifique, des tendances formelles et matiéristes des constructions conçues à partir des années 1950.

Les édifices construits à cette époque sont l’approche frontalière de l’architecture internationale dont l’allure suggère l’idée globale de cette période de l’histoire : la jeunesse du monde et son désir de Modernité absolue, et ce à travers le globe, de la Californie à Tokyo, en passant par Marseille, Casablanca, Kiev ou Johannesburg. Au Maroc, ce désir de souffle nouveau a trouvé nid dans tous types de constructions : villas, habitat social, bâtiments d’institutions étatiques, etc. Une esquive de l’impassibilité du formalisme, un penchant pour le monumental, pour les volumes spectaculaires rendus possibles par le béton laissé brut, d’où le nom donné à une bonne partie des constructions de l’après-guerre : le Brutalisme ; telles sont les caractéristiques formelles qui ont interpellé le jeune artiste. Intrinsèquement décolonial car libérateur des anciens codes, le brutalisme est devenu vite un langage international, où chaque nation a trouvé la réponse à son idéal de Modernité. Pour les Etats nouvellement indépendants comme le Maroc, le moderniste brutaliste faisait la promesse de sortir de l’héritage colonial en annulant toute référence esthétique manifestant une certaine domination culturelle occidentale (style antiquisant, art déco, néo-mauresque, etc.). Voici pourquoi cela a constitué également une solution radicale pour les régimes communistes qui ont trouvé dans le béton brut une solution peu coûteuse qui permettait de pourvoir l’habitat à tous. Et quoi de mieux qu’une architecture franche qui réclame la vérité à même ses façades nues pour un Maroc qui s’ouvraient alors sur tous les champs du possible. Le Maroc post-indépendant a été, en effet, une terre de promesses, où le marché se libéralise et où les capitaux affluent, participant ainsi à l’instauration d’une nouvelle réalité urbaine. La bourgeoisie prospère et avec elle un type d’architecture ouvert à l’innovation. Une nouvelle esthétique est alors adoptée, mais sans se passer d’une certaine inscription dans le répertoire ornemental traditionnel, très investi dans le travail des jeunes architectes de l’époque, même les plus brutalistes d’entre eux. On cite Jean Chemineaux, Henri Tastemain et Eliane Castelnau, Patrice Demazières, Abdesslam Faraoui, Abdelkader Bensalem, Elie Azagury et Jean-François Zevaco, qui sont, par ailleurs, les auteurs des ouvrages étudiés par Réda. Ce sont ceux qui ont cru en l’idée de la modernité architecturale marocaine et l’ont construite, littéralement. Pendant deux ans, le jeune Réda, héritier d’une culture urbaine imprégnée par sa carrière de street-artist et d’étudiant en design, a traqué ce legs architectural aujourd’hui obsolète, mal compris, mal conservé et, au mieux, se trouvant pauvrement adapté aux transformations urbaines ultérieures.

Pourtant, la liberté de l’interprétation de l’environnement entreprise par la majorité de ces architectes a donné lieu souvent à des « traditions modernes » comme dirait Kenzo Tange. Cela est particulièrement vérifiable, par exemple, dans les villas réalisées par Zevaco à Casablanca focalisant sur la lumière et l’aération naturelles. Réda, qui s’est laissé inspirer dans nombre de ses compositions par les travaux de ce dernier, note cette tentation que l’architecte casablancais avait de recréer non une architecture vernaculaire, mais un certain “confort arabe, c’est-à-dire la fraîcheur et l’abri, le soleil et la vue à volonté, et les contrastes si prodigieusement architecturaux des volumes vastes et petits” 2. Sa sculpture « Sans titre, 2022 » en témoigne particulièrement, étant l’interprétation de sa villa et atelier personnels à Casablanca. Mais l’œuvre architecturale des modernes a aussi, et surtout, donné lieu à une féconde expérimentation avec des matériaux nouveaux autres que le béton : verre, plexiglas, bois, divers métaux, etc. Tous des moyens plastiques déjà présents dans les travaux ultérieurs de l’artiste et qui se voient redéployés pour cette exposition.

On voit dans l’analyse plastique qu’a fait Réda de ces architectures, qu’ils se caractérisent chacune par une certaine intégrité et complexité propre. Une complexité qu’il cultive et fertilise dans ses propositions plastiques, lui qui est habitué aux confluences des lettrages des graffitis qu’il répandait sur les murs de la cité de son Meknès natal. Ainsi, l’exercice appliqué entrepris par RDS a fini par capter l’essence de cette architecture telle que décrite par Reyner Banham, à savoir : primo, “la mémorabilité comme image”, que Réda met en exergue sous différents registres plastiques (installations murales aux volumes sculpturaux, mais aussi peintures et dessins géométriques), secundo, “une exposition claire de la structure” qu’il réussit avec des semblants de moulages de béton laissant visibles les traces du décoffrage qui rappellent les agencements structuraux des constructions, et tertio, “l’évaluation du matériau tel quel” 3, c’est-à-dire, la pureté du béton et du métal dont il investit les caractéristiques matérielles. Le critique de l’architecture britannique note également que le brutalisme est avant tout une proposition stylistique à appréhender comme de l’art, c’est-à-dire comme une image qui se prête non à la simple appréciation rétinienne, mais à une profonde stimulation émotionnelle. Le bâtiment brutaliste cherche à être non seulement un lieu fonctionnel, mais il désire, par son étrangeté, sa férocité, sa bizarrerie et aussi, son étrange beauté, accéder au rang de l’image ressentie. Et c’est cela ce que réussit pertinemment Réda Boudina à nous communiquer : l’expérience esthétique de l’architecture moderne.

L’exposition de Réda est une synthèse plastique à la fois de cette euphorie créative de la postindépendance et de son pouvoir transformateur sur l’espace public. Les œuvres du talentueux plasticien qui sont une sorte d’abécédaire de l’architecture moderne marocaine nous plonge inévitablement dans des questionnements urgents sur notre rapport à ce leg de la Modernité et à son esthétique qui nous est aujourd’hui à la fois familière et étrangère. Des questions qu’on se poserait au-delà des murs de la galerie, le regard perché vers quelques formes curieuses de bâtiments jusqu’alors fuités, ignorés ou mal regardés. Cette exposition aurait le mérite d’appeler le spectateur à reconsidérer par le moyen du regard sensible sa position dans l’espace public.

Salima El Aissaoui – Curator

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