L’INAUDIBLE DE NOTRE TEMPS
Selon Marguerite Duras, nous ne sommes pas étrangers à la douleur, au tourment du vide, du moins pas autant que nous aimerions le croire. Or, en tant qu’espèce, nous savons intuitivement comment faire le deuil et surmonter la perte. La vie, selon la pensée nietzschéenne, advient souvent telle une notion lourde, renforcée par la compassion dont nous aimons faire preuve afin d’imaginer, saisir, la destinée de notre être. Cependant, ce dessein impliquerait-il éventuellement une promesse de l’art, de la représentation perpétuelle ou, tout du moins, une capacité d’affronter le seuil de la raison, de notre véritable rôle dans le monde ?
L’humanité peut avoir, ou non, un destin. Loutfi Souidi, né en 1994 à Sidi Slimane, Maroc, conçoit ce discours sous les traits de la finalité de la matière, du vivant, du pluriel. Le plasticien se trouve alors confronté à des questions plus pressantes, existentielles. Sa démarche artistique véhicule, de manière saisissante, la détresse humaine au travers de cette transformation organique en proie aux envahissements du vivant.
Diplômé en 2018 de l’Institut National des Beaux- Arts de Tétouan, il s’installe définitivement à Marrakech début 2020 et y développe son travail basé tout aussi bien sur ses réflexions personnelles que sur des observations sociopolitiques et écologiques.
Au travers de différents médiums tels que le dessin, la peinture, le collage ou la sculpture, il s’interroge sur les relations qu’entretient l’humain avec la Nature ou différents aspects de la société. Dans certaines de ses installations « Spleen » notamment, nous pouvons noter que sa pratique est axée sur la réutilisation d’objets trouvés dans la rue ou dans des marchés aux puces ; huile brûlée, graisse et divers matériaux qui enrichissent sa palette où se côtoient teintes sobres et couleurs vives, presque primaires. Il se livre à un travail de récupération, d’accumulation et de synthèse pour défier un système qui occulte les images les plus inaudibles de notre temps. Les matériaux choisis, le sont pour leur caractère emblématique, symbolique, leur dualité, là où se répondent matière et sujet. Une sorte de dialogue. Sans oublier de questionner leur fonction et leur utilité souvent détournées. Cette pensée analogique lui est d’une importance décisive, dans la mesure où elle implique une certaine reconversion du regard, de la perspective. Souidi se préoccupe avant tout de la manière dont les êtres entrent en relation avec leur environnement, s’appuyant sur l’analyse du système complexe et précaire qui les régit. Sa pratique, à la fois multiculturelle, pluridisciplinaire et, dans une certaine mesure, anthropologique, traduit les affinités possibles de la Nature et de l’Être dans ce monde sensible et désordonné. Anthropologue ? La recherche de Souidi pourrait trouver son origine dans ce que les Hommes d’aujourd’hui pensent d’eux-mêmes, sur l’idée de l’interaction humaine, et de la survie de l’espèce… Cette démarche est particulièrement évidente dans ses dernières œuvres, présentées à la galerie Comptoir des Mines, où il semble vouloir attirer l’attention du spectateur sur le changement climatique et les crises écologiques.
La manière dont il crée, mixant par exemple fusain et substances graisseuses, invoquant sombre et brûlé, lui permet d’explorer les alliances de l’organique et du manufacturé. Il utilise les juxtapositions de matériaux pour obtenir des pièces qui donnent vie à un monde rétrofuturiste, toxique, apocalyptique.
L’une des techniques qu’il emploie, le frottage, intègre son geste, et d’« anthropologue » il passe à « ouvrier » : il manipule, frotte, se lie intimement à la matière — profondeur et perspective, au travers du geste mécanique, intuitif, pour donner relief à des niches presqu’impossibles à voir au premier regard. L’œuvre « Bird in a Flower Field » qui reproduit un avion survolant des champs de fleurs, chaos d’abstraction saturée, en est un exemple flagrant.
Sa série de dessins, dont la plupart des pièces est intitulée « Le nuage ne pleut plus quand il crève », dénote d’une véritable « manœuvre de géométrisation » où le point de vue conique central, la perspective conique oblique, se multiplient et se surajoutent, au gré des mouvements de l’artiste. Le point de convergence, principalement orienté vers les extrémités, déborde. Le point de vue se perd et le motif, grâce à la stimulation lumineuse, se tisse progressivement ; témoignage d’une image qui n’existe déjà plus. Et, chez Souidi, les images ne sont pas faites pour la lumière. Tout rêve le sait et chaque nuit le prouve, comme le dit si justement Pascal Quignard.
Quand on s’attarde sur certaines de ses autres pièces, par exemple celles intitulées « Études (chairs) », nous pouvons presque l’entendre dire : « Dessine-moi une chaise », comme s’il habitait cet autre monde, celui du Petit Prince et qu’il découvrait, avec des yeux d’enfant, la planète Terre pour la toute première fois, invitant les grandes personnes à s’attabler autour des questions les plus ludiques de notre époque — sans jamais oublier de rendre compte de cette tragédie silencieuse : l’aliénation de l’Homme et de la Nature, qui ne peut être mise en évidence que par la juxtaposition d’images de désordre et de dislocation. Parvenir à traduire l’envers du chaos, faire face à cette vérité qu’on n’a de cesse de vouloir camoufler, comme un « palmier artificiel ».
Dans cette autre série, réalisée en grande partie grâce au collage, dans laquelle sont questionnés ces poteaux cellulaires déguisés en palmiers, il assume le rôle de « botaniste » et étudie le palmier dépourvu de dattes, mais porteur de dispositifs électroniques, représentation tragique du paysage contemporain.
Loutfi veut faire de son collage un vecteur de création majeur et non un art de second plan. « Collagiste », il donne du relief au motif, comme dans « Wild Flower », où il ordonne un bouquet de fleurs- palmiers, ou encore « Cityscape », mise en scène d’une superposition et accumulation de briques, fondation d’habitat espéré. Ce qui ne déplairait pas à Heidegger. L’espace n’existe pas en soi, mais advient.
Souidi aspire à investir plusieurs disciplines, vagabondant d’une technique à l’autre, au service d’un art juste et équitable. Son indéniable ancrage s’est exprimé dès l’une de ses toutes premières installations intitulées « Je veux être artiste » où il a tenté de comprendre ce que signifiait être un artiste en inscrivant des centaines de fois cette phrase sur plusieurs feuilles de papier colorées. Dans cette pièce à caractère performatif, il tente d’habiter pleinement le mot, le concept, grâce au corps, au geste. Mais, dès lors qu’il tente d’investir la « vérité », qu’est-ce que peut, encore, l’artiste ?
Souidi questionne la place de l’artiste, s’interroge sur le souffle nécessaire à la création vraie, dans ses travaux récents, encore plus exigeants. Définitivement, la façon dont les êtres humains créent des univers où chaque individu est son propre créateur-vecteur, unique protagoniste d’un monde fantôme, est, pour lui, tragique. « C’est le propre des œuvres vraiment artistiques, d’être une source inépuisable de suggestions. » comme l’écrit Baudelaire.
Enfin, comme semblent le murmurer ses œuvres, la réflexion de l’artiste sur l’absence, la perte irréversible de lien entre vérité et réalité, son aspiration à résoudre l’énigme de l’évolution, est une quête vaine mais juste. Là est la place de l’« artiste-poète » qui dénonce et qui risque, loin des images passéistes…
L’exposition « Je ne sais point – لســت أدري » que la galerie Comptoir des Mines consacre à Loutfi Souidi, apporte un regard critique sur la fonction de l’art et la manière dont chaque artiste se positionne par rapport à l’objectif individuel de la création au pluriel. Loutfi Souidi s’interroge à nouveau : où se situe le commencement ? Ou, encore, quand commence la fin ?
Achraf Remok – Curator
Rabat, 05.05.2022